Je viens de passer une petite semaine en Californie du Sud, là où j'ai si longtemps vécu et travaillé. Et, selon certains, perdu mon temps à enseigner le français. Très gentillement accueilli chez mes amis, les Jones, j'ai profité du séjour (et de la voiture de location) pour revoir et photographier (de l'extérieur) presque toutes mes anciennes résidences et toutes les écoles où, au bon vieux temps, j'ai joué les clowns.
Car l'enseignement du français était, parait-il, une farce. Une singerie. Un jeu de miroirs déformants. Une lamentable perte de temps .
Du moins, c'est l'opinion de la plupart des milieux bien informés qui prétendent qu'il est aussi absurde qu'ínutile d'enseigner une langue qui ne se parle ailleurs qu'en France (pays de deuxième zone), qu'en certaines parties de la Belgique et de la Suisse (pays de troisième zone), qu'en quelques régions de l' Afrique (pays pourris et échoués) et qu'au Québec (même pas un pays). Ce sont des milieux américains, bien sûr.
Comme, par exemple, le conseil d'administration de St. Mary's University--ainsi que le président de Winona State University--qui ont tous deux décrété cette année la suppression du français dans leurs facultés respectives. La raison de cette déchéance? Un manque presque universel d'intérêt de la part des étudiants qui, vu leur penchant pour la praticabilité et l'utilité, ne choisissent que l'espagnol comme langue moderne. Interrogés par la gent universitaire (ces connaisseurs de connaissances inutiles), les responsables haussent les épaules. Tout ce qui n'est pas rentable n'est pas enseignable! (Et qu'adviendra-t-il des matières scientifiques esotériques--qui manquent aussi d'inscriptions tout en gardant le prestige d'être en quelque sorte "valables"--du moins intellectuellement? Oh, disent les administrateurs, "There you go again, comparing apples and oranges.")
Bon. L'opinion générale veut, donc, que j'ai perdu mon temps et gaspillé ma vie en essayant de faire comprendre, à des gens qui n'en ont nul besoin et qui n'en "profiteront" aucunement, la distinction entre le passé composé et l'imparfait. Une vie foutue en l'air, quoi! Un temps perdu que même Proust lui-même, muni de toutes les madeleines trempées du monde, ne pourrait jamais retrouver.
Cette réflexion a provoqué pas mal de discussion chez les Jones. Car Melinda Jones a été, pendant des années presque incalculables, ma chère amie et ma fidèle collègue dans l'enseignement du français à Diamond Bar High School. Ensemble, nous nous sommes engagés corps et âme au service de la langue française. Nous avons lancé un programme d'études rarement égalé en Californie. Nous avons mené un combat acharné contre ceux qui disaient que le français n'avait aucune valeur intrinsèque--en lui donnant une valeur extrinsèque, en fournissant aux élèves la possibilité de VIVRE à la française--des week-ends entiers à la montagne, des semaines entières à Paris. Nous leur avons fait lire Molière et Voltaire et Baudelaire et Camus. Et en travaillant comme des forcenés, nous avons fini par réaliser l'ambition que nous nous étions proposée au début: nous avons réussi à transmettre à un tas de jeunes Américains une appréciation d'une culture différente, d'un point de vue alternatif.
Il faut comprendre: nous avons eu notre juste récompense. Car nous avons nous-mêmes vécu pleinement et heureusement ces années de succès, entourés de collègues (qui admiraient notre prouesse, même s'ils se moquaient de la France) et d'élèves (qui, ultérieurement, ont sans doute oublié pas mal de français, mais qui continuent à aimer la France, la civilisation française, la littérature française et, et, et...nous, Mme Jones et M. Kirkeby).
Voilà donc la vie que j'ai foutue en l'air. Et avec du recul, je vois que, somme toute, ce n'était pas si mal. (Vous pardonnerez peut-être ce brin de fatuité.) Bien que l'importance global du français ait incontestablement diminué avec le déclin de l'influence et du pouvoir français, cette diminution n'efface nullement la joie, l'amour, la connaissance plus vive et les sentiments plus élevés que j'ai encouragés et éprouvés pendant ma carrière de professeur et de francophile.
A la longue, nous perdons tous la vie, ce qui rend, en quelque sorte, beaucoup de "services" inutiles-- le service du français (langue de plus en plus insignifiante) aussi bien que celui, par exemple, de la Palestine (pays encore inexistant). Ce qui importe, au fond, c'est la qualité du service rendu, n'est-ce pas? Et, sans fausse modestie, je crois pouvoir constater que j'ai "bien" servi.
Et mes palmes académiques, alors?
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Oh, how my six year old loved it when I taught her a little French the same way Mme Jones taught us the first day in class, .. "Levez vous, Asseyez vous", "comment tu t'appelle?" She will tell you proudly, "je m'appelle Eva". Merci Mme Jones et M. Kirkeby.
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